Lecture d’un article
De Scott Atran
L’Etat islamique est une révolution
(fin)
Je voudrais insister, dans la fin de ma lecture de
l’article de l’anthropologue Scoot Atran, sur deux sous-chapitres intitulés Le
manuel de l’Etat islamique et L’extinction de la zone grise.
Dans
le premier, Atran s’attarde sur le manifeste signé par le pseudonymique Abou
Bakr Naji dans la gestion de la terreur et du chaos. Et si on songe aux
derniers massacres récents perpétrés par Daesh à Paris, Ankara, Beyrouth ou
Bamako, on ne peut que les reconnaître en application brutale et littérale :
1- Frapper
des cibles faciles : "Diversifier et élargir les frappes perturbatrices
contre l’ennemi croisé-sioniste en tous lieux du monde musulman, et même en
dehors si possible, afin de disperser les efforts de l’alliance ennemie et
ainsi l’épuiser au maximum".
2- Frapper
quand les victimes potentielles ont baissé la garde afin de maximiser la peur
dans les populations et affaiblir leurs économies : "Si une station
touristique où se rendent les croisés… est frappée, toutes les stations
touristiques dans tous les États du monde devront être protégées par l’envoi de
renforts armés, deux fois plus importants qu’en temps normal, et par une énorme
hausse des dépenses."
3- Canaliser la propension à se rebeller de
la jeunesse, leur énergie et leur idéalisme et leur aspiration au sacrifice,
pendant que les imbéciles les incitent à la modération et les détournent du
risque : "Inciter des groupes issus des masses à partir vers les régions
dont nous avons le contrôle, en particulier les jeunes… [car] les jeunes d’une
nation sont plus proches de la nature innée [de l’homme] du fait de la
rébellion qui est en eux et que les groupes musulmans inertes [ne cherchent
qu’à réprimer].
4- Entraîner l’Occident aussi profondément
et activement que possible dans le bourbier de la guerre : "Dévoilez la
faiblesse du pouvoir centralisé de l’Amérique en poussant ce pays à renoncer à
la guerre psychologique médiatique et à la guerre par personne interposée,
jusqu’à ce qu’ils se battent directement." Idem pour les alliés de
l’Amérique.
Et, ce que Scott Atran souligne dans le
second, La zone grise, me semble tellement fondamental
pour comprendre la dangerosité de l’Etat islamique, que je ne ferai que le
reproduire :
"L’extinction de la zone grise"
est un article de 12 pages publié au début de l’année 2015 par le magazine en
ligne de Daech, "Dabiq". Il décrit la zone qu’occupent par la plupart
des musulmans, entre lumière et obscurité, entre le bien et le mal, autrement
dit, entre le califat et le monde des infidèles, une zone que "les saintes
opérations du 11 septembre" ont mis en évidence.
L’article cite Oussama Ben Laden, dont l’EI
est le véritable héritier. "Le monde est aujourd'hui divisé en deux. Bush
avait raison de dire : 'soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les
terroristes', même si les vrais terroristes sont les croisés occidentaux.
L’heure est maintenant arrivée de produire un nouvel événement propre à diviser
le monde et à détruire la zone grise".
Cet événement a pris la forme des attentats
du 13 novembre à Paris visant à créer le chaos en Europe, de même que les
attaques en Turquie et au Liban avaient pour but d’introduire plus de
sauvagerie et de chaos au Moyen-Orient.
L’accueil généreux de réfugiés syriens
représenterait une réponse efficace à cette stratégie ; à l’inverse, le rejet
général des réfugiés est une réponse perdante. Nous aurions intérêt à célébrer
la diversité et la tolérance dans la "zone grise" ; mais la tendance
générale en Europe, parmi l’élite politique comme dans la population, est de
s’entendre pour la détruire.
En Europe, la montée de l’islam radical a coïncidé
avec une poussée des mouvements xénophobes et nationalistes. Les deux
phénomènes participent partiellement du faible taux de natalité en Europe (1,6
enfant par couple), ce qui crée un besoin d’immigration afin de maintenir une
force de travail et un bon niveau de vie pour la classe moyenne, pilier de
toute démocratie libérale. A une époque où l’immigration n’a jamais été aussi
mal tolérée, on n’a jamais eu tant besoin d’immigrés.
Dans les régions que l’EI contrôle, ou
celles qui leur sont adjacentes, les populations ne soutiennent ni l’EI, ni
l’occident (et maintenant la Russie). Ce ne sont pas des fanatiques ou des
guerriers, et elles ne tiennent pas mourir en martyres. l’EI sait cela, et
pousse ses ennemis à attaquer la population des centres urbains qu'elle
contrôle. Il y a de toute façon très peu d’infrastructures à cibler : le régime
est semi-nomade, sans frontière fixe, et l’EI déplace sans cesse son matériel
militaire très mobile et ses troupes.
Ce sont donc surtout les populations locales
qui souffrent. Beaucoup de gens, s’ils avaient pu en avoir l’occasion, auraient
fui à la fois l’EI et les bombes de ses ennemis, mais ils sont coincés et ils
dépendent, pour leur protection, de la bannière noire. Au moindre signe
indiquant qu’ils puissent être dans la "zone grise", ils sont punis
de mort. Mais l'histoire montre que les bombardements aériens durcissent
l’opinion des populations contre les pays qui bombardent, quel que soit le
régime général dans lequel ils vivent.
En Syrie et dans une grande partie de
l’Irak, il n’y a presque plus de "zone grise", surtout pour une
jeunesse arrachée à ses foyers soit pour être enrôlée de force dans tel ou tel
groupe de combattants, soit pour se transformer en réfugié et s’exiler vers les
limbes.
Nous nous faisons donc en Occident des
illusions sur la mort prochaine de l’El. Rien qu’au plan financier, même dans
le cas coûteux des attentats du 11
septembre 2001, la terreur est en quelque sorte très bon marché par rapport au
coût de la réponse sécuritaire et militaire que l’Occident lui apporte. De
plus, la terreur ne mobilise que quelques hommes ; son combat, des
milliers.
Pour Atran donc, il faudrait que l’Occident
s’interroge de façon critique sur ses stratégies de riposte. Car en plus, sur
la Toile, l’efficacité de Daesh est sans commune mesure avec les quelques inefficaces
campagnes de contrepropagande menées, telle que celle du Think Again, Turn Away,
par le Département d’Etat américain : 70.000 comptes Twitter et Facebook,
estiment certains, ouverts par l’EL, et jusqu’à 90.000 posts publiés chaque
jour…
Naïveté donc de ceux qui ont en charge la diplomatie publique et qui ne
comprennent toujours pas combien
leurs classiques appels à la « modération » tombent à plat, car ils s’adressent
à des jeunes gens agités, idéalistes,
assoiffés d’aventure, de gloire et de sens. (Je souligne.)
Le silence des intellectuels. C’est sous ce dernier sous-chapitre que Scott Atran
termine son analyse. S’il y a quelques remarquables initiatives sur le terrain,
pour lui, il manque gravement d’actions ambitieuses auprès de la jeunesse des 90 nations actuelles tentée par l’aventure
révolutionnaire de Daesh. Il y a des ONG et des jeunes qui ont de bonnes idées
pour contrer la force attractive de l’EL, mais les gouvernements n’en font pas
une priorité ni n’engagent de fonds suffisants pour soutenir leurs actions sur
le terrain. Et quand, l’une ou l’autre organisation reçoit quelque subside,
elles ne sont pas relayées par le monde intellectuel, qui, d’après l’anthropologue
et selon sa propre expérience vécue dans le monde universitaire américain, ne
prend pas la mesure de l’urgence, et se maintient dans des discussions
académiques qui n’ont aucun impact direct vis-à-vis de leur Etat qui s’est
engagé à marche forcée vers une guerre
sans limite (…)
J’en termine, mais avec le souhait de citer
Scott Atran une dernière fois, dans son ultime et remarquable paragraphe,
soulignant quelques passages à mes yeux essentiels :
L’intervention, dans le champ politique, d’intellectuels
responsables était autrefois une part vibrante de notre vie publique. Pas pour
promouvoir une action "certaine claire et forte", comme l’avait écrit
Martin Heidegger en soutien de Hitler, mais pour imaginer des voies et des
scénarios raisonnables, dignes d’examen. Aujourd’hui, ce champ a été abandonné
à des prêcheurs manichéens et des bloggeurs, animateurs radio et autres apôtres
télévisuels. Ces gens font rarement le travail en profondeur auquel les
intellectuels devraient se consacrer.
"L’intellectuel, écrivait Raymond Aron il y a 60 ans,
s'efforce de n'oublier jamais ni les arguments de l'adversaire, ni
l'incertitude de l'avenir, ni les torts de ses amis, ni la fraternité secrète
des combattants".
Les
civilisations s’élèvent et s’effondrent selon la vitalité de leurs idéaux
culturels, pas seulement selon le poids de leurs actifs matériels.
L’Histoire nous apprend que la plupart des sociétés
cultivent des valeurs sacrées pour lesquelles leurs peuples sont prêts à se
battre passionnément, à risquer des pertes sérieuses et même la mort, sans
faire de compromis.
Notre recherche suggère qu’il en est souvent ainsi pour ceux
qui se joignent à l’EI, et pour de nombreux Kurdes qui s’opposent à lui sur les
lignes de front. Mais jusqu'à présent, nous
ne trouvons aucune volonté comparable chez la majorité des jeunes dans les
démocraties occidentales. Avec la défaite du fascisme et du communisme, la
recherche de confort et de sécurité ne semble pas suffire à combler leur vie.
Suffit-elle à assurer la survie - à défaut du triomphe - des valeurs que
nous pensons acquises, et sur lesquelles nous avons la conviction que le monde
est fondé ? Plus que la menace que font peser les djihadistes, ces questions représentent le principal
problème existentiel de nos sociétés ouvertes.
Voilà. J’en ai terminé. Je n’ai eu que peu de
commentateurs sous les notes que j’ai consacrées à la simple lecture de l’article
de l’anthropologue Scott Atran, publié d’abord en ligne sur l’Obs, il y a
maintenant sans doute déjà deux semaines.
J’en tire au
moins deux conclusions :
ü
La première, en lien avec ce que j’ai lu par exemple sur le
blog de l’Ouximer de l’Obs, c’est que l’on ne se donne de moins en moins chez
nous le temps de la vraie et authentique lecture, et que dans l’impatience et
les préjugés personnels ainsi qu’idéologiques, on peut aller jusqu’à produire
un résumé de pur contresens de la pensée d’un auteur qui n’agrée pas d'emblée et que l'on snobe en conséquence en le survolant, quitte à contrefaire ce qu’a
effectivement exprimé un auteur comme Scott Atran. C'est désolant en effet.
ü La seconde,
beaucoup plus fondamentale, c’est qu’en effet, même si l’anthropologue s’exprime
à partir du continent nord-américain la plupart du temps, il m’a perso, encore plus
convaincue que les réponses sécuritaire (chez nous) et militaire (au
Moyen-Orient), ne suffisent strictement pas. Et qu’il faudrait effectivement
que les politiques de nos Etats mettent de conséquents moyens (financiers mais
aussi culturels) pour sa jeunesse, sa jeunesse si oubliée et sacrifiée sur l’autel du marché de l'embauche et des restrictions budgétaires. Leur politique toutefois a peu de marge de manœuvre,
pas tant à cause du libre-marché, mais du capitalisme, je veux dire strictement
par là la logique financière qui n’a pour but que de faire plus d’argent avec de
l’argent. Hier, j’écoutais un économiste à la radio, nullement d’extrême-gauche,
et qui affirmait que le monde allait tout droit dans le mur, car la majorité absolue
des transactions mondiales n’étaient plus que virtuelles et financières (de l’argent
qui fait de l’argent), sans plus aucun lien direct avec l’économie qui fait
vivre (ou mourir) les humains. Tant que nous ici nous préférons le déni d’une
telle réalité (et sans doute à juste titre à cause de la monstruosité qu’a
donné la pseudo-alternative communiste), et que nous continuons à confondre économie
libérale avec la logique capitaliste au point de la laisser faire, eh bien, non
seulement c’est à terme la disparition de la classe moyenne de chez nous qui se
prépare, mais ce ne peut être aussi que la tentation de la radicalisation
ethno-religieuse des laissés-pour-compte de notre régime ultralibéral qui progresserait,
voire qui risquerait d’établir demain un rapport de force contre nos principes démocratiques
mêmes, confondus hélas avec la logique du Grand Capital. Et qui, quant à lui, se trouve lamentablement traduit dans les publications extrémistes d'origine arabe en ennemi d'hier, les croisés chrétiens, et, en ennemi atavique d'hier comme d'aujourd'hui, les Juifs, amalgamés et essentialisés en usuriers. Idiotes de telles identifications bien évidemment, mais hélas tellement avalées comme pain béni aujourd'hui par tant de musulmans frustrés et aveuglés de ressentiment...
Grâce à
l’article de Scott Atran, j’ai pu mieux saisir la force attractive du Califat,
avancée comme un pseudo ordre moral supérieur d’ordre politico-socio-économique, en alternative à l'ordre colonial, à nos
démocraties, considérées encore comme l'ordre du dominant d'hier à peine ; califat d'autant plus attrayant que notre système s’avère de plus en plus
inégalitaire, ne proposant quasi plus rien pour sa jeunesse non privilégiée, et semblant ne pouvoir résister à la logique infernale de la pure finance et des multinationales…