lundi 23 mai 2016


Lecture lente de

L’antisémitisme dans les sociétés
marquées par l’islam

de Günther Jikeli


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   Pour Pierre-André Taguieff[1], la judéophobie mondialisée découle prioritairement de la propagande antisioniste des pays arabes et de l’antijudaïsme théologique islamiste de toutes obédiences (sunnite, chiite,…). L’auteur montre que la conception du monde de certains islamistes est très nettement antisémite, que certains lancent des appels au meurtre de juifs, et que cet appel à la haine meurtrière va souvent de pair avec un puissant anti-américanisme. Mais hélas, il n’y a pas que les islamistes radicaux ; et, surtout dans le conflit israélo-palestinien, on entend des dirigeants dits « modérés » ou « libéraux » qui lancent ce genre d’appel comme l’imam Ahmed al Tayed en poste à l’Université islamique al-Azahr du Caire ou encore Yusuf al-Qaradawi, juriste mondialement connu et qui entretient des liens étroits avec la communauté des Frères musulmans. C’est à ce point que, d’après Günther Jikeli,  les simples musulmans eux-mêmes ont du mal à cerner la frontière qui sépare les mouvements islamistes antisémites du courant général de l’islam.

 Le Middle East Media Research Institute (MEMRI) recèle des sources précieuses pour analyser l’antisémitisme ambiant dans les médias des pays musulmans (médias arabes, iraniens, pakistanais, soudanais), ainsi que les Archives Tom Lantos sur l’antisémitisme et le négationnisme, et les comptes rendus d’ONG antiracistes, en particulier ceux de l’Anti-Defamation League. Ces derniers regorgent d’exemples et de brèves analyses à l’attention du grand public, portant sur l’antisémitisme au sein du Hamas, dans la Confrérie (des Frères musulmans), dans la presse arabe et iranienne.

 Tous ces organes mettent en évidence le phénomène de diffusion, de propagation et de réception des fumeux Protocoles des Sages de Sion. Ceux-ci constituent certainement le texte le plus lu dans la pseudo littérature du « complot juif ». La plupart des médias arabes, non seulement taisent l’origine tsariste fallacieuse des Protocoles, mais utilise cette référence comme une source absolument sérieuse et fiable.
 De même, ces institutions étudient comment se vit la perception de la Shoah dans les pays musulmans. Celle-ci est souvent empreinte d’idées antisémites, et des chercheurs comme Meir Litvak et Esther Webman, qui ont suivi l’évolution de la perception de la Shoah dans le monde arabe depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale à aujourd’hui, montrent qu’elle se caractérise par de l’ignorance « crasse », mais aussi par du négationnisme, une approbation clairement antisémite de la Shoah, ou des comparaisons qui réécrivent l’histoire.

 Quelques recherches sont menées sur le cas de la montée de l’antisémitisme en Turquie, où l’on constate une popularité évidente de textes comme Mein Kampf et des Protocoles des Sages. Depuis 2005, le pamphlet antisémite d’Adolf Hitler y est devenu un best-seller (plus d’un million d’exemplaires vendus en deux mois) ; quant au faux historique, les Protocoles des Sages, il a été réédité 114 fois entre 1946 et 2012, la plupart du temps par des maisons d’édition fondamentalistes.
 Un tel antisémitisme turc serait surtout le fait de groupes islamistes mais aussi d’ultranationalistes, et il trouve un écho favorable dans le peuple. Le mouvement politique (AKP) dirigé par le Président actuel Erdogan, au pouvoir depuis plus de dix ans, a contribué à une généralisation massive de l’antisémitisme, particulièrement grâce à l’antisionisme.

Parmi les islamistes turcs, sont principalement répandues des théories du complot mettant en scène des crypto-juifs ou se rapportant à la fondation de la Turquie moderne, ainsi que des théories du complot antisionistes. De prétendus crypto-juifs, nommés Dönme, y sont diabolisés, présentés comme des traîtres et considérés comme le principal obstacle aux tentatives pour passer de la République turque sécularisée à une République turque islamique.[2]


   Pour d’autres pays non arabes mais sous influence musulmane, des comptes rendus existent de ce qui s’écrit dans la presse, mais de véritables analyses de l’antisémitisme doivent encore être menées. L’auteur de la présente étude signale tout de même la différence d’écho que donnent les théories du complot juif au Pakistan, où elles sont très répandues dans l’opinion publique, par rapport au Bangladesh où elles sont proportionnellement rares puisque « seulement » 32% de la population y approuvait 6 des 11 énoncés antisémites (cf. sondage évoqué plus haut) en 2013.
 Et Jikeli de conclure : Le peu d’intérêt de la recherche pour cette question pourrait être lié au fait que ces pays ne comptent aujourd’hui que peu de juifs parmi leurs habitants.

  Il existe des initiatives dans les pays arabes qui combattent explicitement l’antisémitisme mais elles sont isolées. Au Maroc, a été créé l’Observatoire marocain de lutte contre l’antisémitisme, qui compte parmi ses fondateurs principalement des berbères non-juifs vivant au Maroc.




(À suivre)





[1] Pierre-André TAGUIEFF, Prêcheurs de haine : traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 183.
[2] Rıfat N. BALI, Antisemitism and Conspiracy Theories in Turkey, Istanbul, Libra Kitap, 2013.

mardi 17 mai 2016

Lecture lente de

L’antisémitisme dans les sociétés
marquées par l’islam

de Günther Jikeli[1]


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   En moins de 5 ans : Mohamed Merah tue de sang froid des enfants et un instituteur sur le seuil d’une école juive de Toulouse, puis Medhi Nemmouche tue quatre personnes au Musée Juif de la rue des Minimes à Bruxelles, puis, il y a eu la fusillade devant la synagogue de Copenhague, tuant le gardien et blessant deux policiers, puis, après les meurtres au siège de Charlie Hebdo, Amedy Coulibaly prend des clients en otages à l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes à Paris et en tue quatre, et le 13 novembre dernier, lors des attaques terroristes islamistes, le choix du Bataclan pour la fusillade qui fait 89 victimes et de nombreux blessés graves, est peut-être déterminé lui aussi par de l’antisémitisme. Ou encore, un homme portant la kippa se voit poignarder en pleine rue…

   On ne peut plus ne pas s’interroger sur la montée d’un antisémitisme arabe et musulman en Europe et dans le monde. Cette question de plus en plus pressante doit d’urgence être prise au sérieux par des intellectuels de gauche. S’il y a bien encore et prioritairement discriminations vis-à-vis des personnes issues de l’immigration maghrébine, cela ne peut strictement pas cautionner la minimisation d’un phénomène plus qu’inquiétant et qui vise le juif seulement parce qu’il est juif (et non d’abord simple citoyen).

 Ce pourquoi j’ai choisi de lire attentivement et de commenter ici, le long article de Günther Jikili, publié sur l’excellent site du Cairn.info (http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2015-2-page-89.htm)


   L’auteur précise d’abord que dans les pays musulmans, la population juive a quasi disparu aujourd’hui. Si elle était au nombre de 750.000 à 850.000 en 1945, cette population n’est plus que de moins de 80.000 aujourd’hui. Dans les pays musulmans, les plus grandes communautés juives sont aujourd’hui situées en Iran (environ 10.000 juifs) et en Turquie (environ 17.000) – et ce, là encore, après une émigration massive.

 Si les attentats antisémites de type djihadiste ne sont le fait que d’une infime minorité, ce n’est pas pour autant que l’antisémitisme ne soit pas répandu dans la grande majorité de l’opinion publique des populations marquées par l’islam. L’auteur de cet article rend ainsi compte des résultats d’un sondage dans les pays musulmans effectué par la Anti-Defamation League en mai 2014 à partir de 11 énoncés antisémites. Ces résultats sont très inquiétants, et toujours bien au-dessus de 50%, les personnes sondées approuvent au moins 6 des 11 de ces énoncés.
J’insiste et précise :

- 56% en Iran
- 69% en Turquie
- 74% en Arabie Saoudite
- 78% au Liban
- 80% au Maroc
- 86% en Tunisie
- 87% en Algérie et en Lybie
- 92% en Irak
- 93% en Cisjordanie et à Gaza.


 Les idées antisémites les plus répandues dans les pays musulmans tournent autour des théories du complot juif (s’inspirant du faux Protocoles des Sages de Sion), de représentations des juifs comme auteurs de meurtres rituels d’enfants et d’empoisonneurs, diabolisation littérale d’Israël, propos négationnistes et utilisation de la symbolique nazie. Comme le montre Robert Wistrich, spécialiste renommé en la matière, l’antisémitisme est bien plus ancré dans les sociétés musulmanes, - et arabes en particulier -, qu’on ne le pensait, qu’il ne s’explique pas uniquement par la propagande de l’élite politique du mouvement panarabiste dans les décennies précédentes, et qu’il n’est pas simplement réductible à de l’antisionisme[2].


(à suivre)





[1] Günther Jikeli est professeur invité à l’institut d’étude de l’antisémitisme contemporain de l’Université d’Indiana aux Etats-Unis. Il est chercheur associé au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités / CNRS, Paris et au centre Moses Mendelssohn à l’Université de Potsdam.
En 2013, il a reçu le Raoul Wallenberg Prize 2013 in Human Rights and Holocaust Studies.
Günther Jikeli a publié « European Muslim Antisemitism » avec Indiana University Press en 2015.
Référence de l'article : Jikeli Günther, « L’antisémitisme en milieux et pays musulmans : débats et travaux autour d’un processus complexe. », Revue d’histoire moderne et contemporaine 2/2015 (n° 62-2/3) , p. 89-114 
URL : www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2015-2-page-89.htm.
[2] Robert S. WISTRICH, Muslim Anti-Semitism – A Clear and Present Danger, New York
American Jewish Committee, 2002. L’ouvrage a été actualisé et traduit en allemand en 2011 : ID., Muslimischer Antisemitismus : Eine aktuelle Gefahr, Berlin, Edition Critic, 2012.