mardi 17 mai 2016

Lecture lente de

L’antisémitisme dans les sociétés
marquées par l’islam

de Günther Jikeli[1]


1







   En moins de 5 ans : Mohamed Merah tue de sang froid des enfants et un instituteur sur le seuil d’une école juive de Toulouse, puis Medhi Nemmouche tue quatre personnes au Musée Juif de la rue des Minimes à Bruxelles, puis, il y a eu la fusillade devant la synagogue de Copenhague, tuant le gardien et blessant deux policiers, puis, après les meurtres au siège de Charlie Hebdo, Amedy Coulibaly prend des clients en otages à l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes à Paris et en tue quatre, et le 13 novembre dernier, lors des attaques terroristes islamistes, le choix du Bataclan pour la fusillade qui fait 89 victimes et de nombreux blessés graves, est peut-être déterminé lui aussi par de l’antisémitisme. Ou encore, un homme portant la kippa se voit poignarder en pleine rue…

   On ne peut plus ne pas s’interroger sur la montée d’un antisémitisme arabe et musulman en Europe et dans le monde. Cette question de plus en plus pressante doit d’urgence être prise au sérieux par des intellectuels de gauche. S’il y a bien encore et prioritairement discriminations vis-à-vis des personnes issues de l’immigration maghrébine, cela ne peut strictement pas cautionner la minimisation d’un phénomène plus qu’inquiétant et qui vise le juif seulement parce qu’il est juif (et non d’abord simple citoyen).

 Ce pourquoi j’ai choisi de lire attentivement et de commenter ici, le long article de Günther Jikili, publié sur l’excellent site du Cairn.info (http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2015-2-page-89.htm)


   L’auteur précise d’abord que dans les pays musulmans, la population juive a quasi disparu aujourd’hui. Si elle était au nombre de 750.000 à 850.000 en 1945, cette population n’est plus que de moins de 80.000 aujourd’hui. Dans les pays musulmans, les plus grandes communautés juives sont aujourd’hui situées en Iran (environ 10.000 juifs) et en Turquie (environ 17.000) – et ce, là encore, après une émigration massive.

 Si les attentats antisémites de type djihadiste ne sont le fait que d’une infime minorité, ce n’est pas pour autant que l’antisémitisme ne soit pas répandu dans la grande majorité de l’opinion publique des populations marquées par l’islam. L’auteur de cet article rend ainsi compte des résultats d’un sondage dans les pays musulmans effectué par la Anti-Defamation League en mai 2014 à partir de 11 énoncés antisémites. Ces résultats sont très inquiétants, et toujours bien au-dessus de 50%, les personnes sondées approuvent au moins 6 des 11 de ces énoncés.
J’insiste et précise :

- 56% en Iran
- 69% en Turquie
- 74% en Arabie Saoudite
- 78% au Liban
- 80% au Maroc
- 86% en Tunisie
- 87% en Algérie et en Lybie
- 92% en Irak
- 93% en Cisjordanie et à Gaza.


 Les idées antisémites les plus répandues dans les pays musulmans tournent autour des théories du complot juif (s’inspirant du faux Protocoles des Sages de Sion), de représentations des juifs comme auteurs de meurtres rituels d’enfants et d’empoisonneurs, diabolisation littérale d’Israël, propos négationnistes et utilisation de la symbolique nazie. Comme le montre Robert Wistrich, spécialiste renommé en la matière, l’antisémitisme est bien plus ancré dans les sociétés musulmanes, - et arabes en particulier -, qu’on ne le pensait, qu’il ne s’explique pas uniquement par la propagande de l’élite politique du mouvement panarabiste dans les décennies précédentes, et qu’il n’est pas simplement réductible à de l’antisionisme[2].


(à suivre)





[1] Günther Jikeli est professeur invité à l’institut d’étude de l’antisémitisme contemporain de l’Université d’Indiana aux Etats-Unis. Il est chercheur associé au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités / CNRS, Paris et au centre Moses Mendelssohn à l’Université de Potsdam.
En 2013, il a reçu le Raoul Wallenberg Prize 2013 in Human Rights and Holocaust Studies.
Günther Jikeli a publié « European Muslim Antisemitism » avec Indiana University Press en 2015.
Référence de l'article : Jikeli Günther, « L’antisémitisme en milieux et pays musulmans : débats et travaux autour d’un processus complexe. », Revue d’histoire moderne et contemporaine 2/2015 (n° 62-2/3) , p. 89-114 
URL : www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2015-2-page-89.htm.
[2] Robert S. WISTRICH, Muslim Anti-Semitism – A Clear and Present Danger, New York
American Jewish Committee, 2002. L’ouvrage a été actualisé et traduit en allemand en 2011 : ID., Muslimischer Antisemitismus : Eine aktuelle Gefahr, Berlin, Edition Critic, 2012.

5 commentaires:

  1. Bonjour Plumeplume. Tu abordes ici un sujet grave et sensible, au travers d'une étude dont le résumé -à l'adresse que tu indiques- donne les grandes lignes. Selon sa biographie (Wiki en allemand) l'auteur, né en 73, est diplômé en écologie et sociologie, et il s'est spécifiquement consacré à l'étude de l'antisémitisme, au sein d'organismes spécialisés.
    Dores et déjà, on peut attendre que l'article montre comment on est subitement passé d'une forme d'antisémitisme séculaire "à bas bruit", à une forme exacerbée. Par ailleurs -ce sera en marge de l'article-, ce qui s'est produit dans ces pays vis à vis des juifs est-il en train de se produire désormais aussi pour les chrétiens, dans le cadre d'un clash des blocs?

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    1. Oui, Nolats, c'est une question délicate, grave et sensible, et raison de plus pour l'aborder, non sur base d'articles de presse d'opinion mais à partir d'une étude de qualité. Le site (payant) du Cairn en offre en principe la garantie.
      L'étude ne se penche pas sur la violence perpétrée à l'encontre des communautés chrétiennes en pays musulmans, mais en effet là où le fanatisme islamiste sévit, l'actualité nous montre que celles-ci en font les frais. Il me semble que la lamentable guerre du "Bien contre le Mal" initiée par Bush Junior, et devenu évangéliste en 1985 avec l’aide du pasteur Billy Graham, y est pour beaucoup au Moyen-Orient dans l'exacerbation de la question religieuse sur le canevas moyenâgeux des "Croisés" auquel répond, en infernale logique, celui de la lutte contre les "Infidèles" (chrétiens et juifs).

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    2. La radicalisation "exclusiviste" en terre d'Islam avait commencé avant l'ère Bush Jr (par exemple le GIA), mais il a contribué à l'accentuer, comme de manière plus générale le renversement des autocraties nationalistes, dont on se rend compte aujourd'hui qu'elles avaient mieux préservé un certain pluralisme que les pouvoirs issus de l'insurrection ou l'anarchie clanique. Mais attention, contrairement à un cliché tenace, Bush n'avait EN AUCUN CAS proclamé une lutte religieuse, puisqu'il a au contraire mis en place un régime islamique (modéré) en Afghanistan comme en Irak; le terme "croisade" était inapproprié mais a été tiré de son contexte: "le bien [=la démocratie] contre le mal [=les dictatures bellicistes, incluant la Corée du Nord]".

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    3. Merci Nolats de lire et de commenter. Je crois que tu te sers positivement des blogs pour nourrir ta propre réflexion et te forger la meilleure opinion possible. Je fais un peu pareil en rédigeant mes notes et en me laissant interpellée par l'un ou l'autre commentaire.
      Mon commentaire auquel tu réagis est certainement caricatural, et il va de soi que la dimension religieuse n'était évidemment pas explicite dans les guerres menées par l'administration Bush en Afghanistan et en Irak. Toutefois, je reste convaincue que du "religieux" (que je distingue de la spiritualité mais n'isole par contre pas des questions géopolitiques ni des cultures) se joue implicitement et de plus en plus dans les conflits actuels.
      Comme si, hélas, la thèse de Huntington gagnait d'années en années en crédibilité.

      Je suis frappée par la différence symptomatique d'intérêt, dans notre opinion publique, pour la question d'une soi-disant identité originelle chrétienne de l'Europe, entre la fin du siècle dernier et les premières décennies du 21e siècle. Tout semble aller comme si, face à une identité islamique forte et de plus en plus belliqueuse ou simplement revendicatrice, l'Occident, en même temps qu'une diminution de sa puissance mondiale avec la fin de ses empires, craignait que le principe de laïcité ou de neutralité de ses états ne fasse pas poids suffisant...

      Je brouillonne bien sûr, encore une fois, cher Nolats.

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    4. Bonsoir Plumeplume. Tout à fait d'accord sur ta remarque concernant le débat pour se forger "dynamiquement" une opinion.
      Je pense qu'il faut considérer l'occident tel qu'il se perçoit lui-même par rapport à l'occident tel qu'il est perçu par le monde musulman. Pour en avoir parlé au Maroc et en Tunisie avec des gens du pays, ils ne conçoivent pas l'athéisme autrement que le fait de gens qui avaient une religion mais n'y croient plus, donc la population est forcément classifiée dans une religion (celle des ascendants), à la limite peu importe qu'on y croit ou non. Dans cette approche, l'occident est globalement vu comme chrétien (alors le malencontreux terme 'croisade' de Bush a évidemment été pris au sens premier)
      Alors que l'occident se considère lui-même comme neutre en terme de religion, même si, selon les pays, l'attachement à la religion historique est plus ou moins important (plus important aux USA qu'en Europe, et moins important en France que dans le reste de l'Europe). Du reste aux USA, la société est plutôt empreinte d'une forme de déisme œcuménique, car le pays a historiquement accueilli des minorités religieuses brimées dans leur pays d'Europe.

      Il est vrai qu'il y a en Europe un courant d'opinion relativement nouveau qui pousse à revaloriser les "racines chrétiennes", ce qui est du reste d'autant plus paradoxal que l'adhésion religieuse continue à décroitre. On ne peut nier que depuis la seconde partie de l'Empire Romain, puis au Moyen age, à la Renaissance et à l'époque classique, le christianisme et les institutions de l'église ont été la colonne vertébrale de la civilisation/société. L'humanisme, certains principes démocratiques et valeurs en découlent. Alors cette revalorisation est en effet brandie *en opposition* à la montée de l'islam en Europe, surtout que celui-ci a évolué dans un sens plus fondamentaliste et vindicative depuis une trentaine d'années. Ceci dit, la "laïcité" est également brandie à l'encontre de l'islam, avec un étonnant "croisement", la laïcité combattante de gauche (anticatholique) ayant passé le relai à une laïcité combattante de droite (antimusulmane) -voir l'évolution de riposte Laïque-

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