vendredi 19 août 2016

Un article qui me donne à penser


Deux leçons d’un vieil imam

Par Bruno Latour, philosophe et anthropologue

janvier 2015







   « Les artistes donnent parfois d'avance la clef de l'actualité. Je ne fais pas allusion au roman de qui vous savez, mais au film Timbuktu d'Abderrahmane Sissako. On y voit un imam local s'opposer aux djihadistes d'importation. Islam contre islam ? Non, un très vieil islam confronté à des étrangers incapables de comprendre l'histoire et les mœurs du pays sur lequel ils mettent la main, pour le libérer par la violence, en l'exploitant. Si cela vous rappelle quelque chose, c'est que les djihadistes agissent contre la cité vénérable exactement comme les colonisateurs de jadis. Au nom de l'autorité indiscutable des modernisateurs : « Il faut changer votre vie, radicalement, et tout de suite ». Pauvres habitants, moulinés par la colonisation et remoulinés par les djihadistes. Avec deux différences, il est vrai capitales. Ce que les colonisateurs détruisaient, c'était au nom d’un futur — totalement imaginaire — alors que les terroristes actuels le font pour revenir à un passé — lui aussi totalement utopique. Mais surtout, il y avait encore parmi les modernisateurs de jadis des conflits entre les différentes instances ; missionnaires, administrateurs, militaires, aventuriers et exploiteurs se disputaient copieusement. Les djihadistes qui occupent Timbuktu ont unifié en une seule certitude absolue ce que demande le droit, le pouvoir, Dieu, et le profit. Pour eux le jugement et l'exécution sont dans la même main : celle de Dieu, à savoir la leur. Les efforts du vieil imam pour différencier les sources d'autorité échouent parce que les djihadistes les ont toutes télescopées en un seul fléau qu'ils manient sans trembler. Ne leur parlez pas de pluralisme. Ils savent, ils décident, et ils tuent. Tout en un. L’imam permet de tirer deux leçons sur les événements récents. Contre ce genre d'assassins, impossible d'en appeler à une « guerre de civilisation » : c'est notre civilisation, ce sont nos enfants, ils nous appartiennent ; ils sont habités par nos rêves de transformations radicales poussées à bout, amputées et inversées. Il faut s'y faire : les tueurs sont de « bons Français ». Oui, c'est une plaie, mais elle ne nous est pas étrangère. Ceux qui défilent avec raison contre les crimes des assassins n’ont-ils jamais célébré les « sacrifices indiscutables » auxquels il faut tous nous soumettre au nom de « l’inévitable modernisation », au besoin par la violence ? Si nous leur faisons la guerre, alors c'est à nous qu'il faut la faire : d'où vient ce rêve depuis longtemps tourné en cauchemar ? De cette même source qui n'est toujours pas tarie : certains possèderaient un savoir si absolu qu'ils pourraient l'imposer sans avoir à prendre en compte les inévitables ralentissements du droit, de la politique, des mœurs, de la culture et du simple bon sens. Certains s'arrogent le droit au nom de l'utopie d'un paradis sur terre de créer l'enfer pour ceux qui doutent ou n'obéissent pas assez vite. On ne pourra pas lutter contre les nouveaux criminels tant qu'on ne comprend pas que, derrière leur archaïsme de façade, ce sont avant tout des modernisateurs forcenés. On objectera qu'on ne doit pas comparer l'idéal de modernisation toujours renaissant avec ces militants archaïques et sanguinaires puisqu'ils agissent au nom de Dieu et que la religion, les modernisateurs le savent, c'est une affaire terminée. Oui, la religion joue un rôle. Il est possible que l'idée d'un Dieu unique pousse à télescoper toutes les sources d'autorité — c'est aux spécialistes de le dire. Pourtant, plus que la quantité de religion, ce serait plus utile de considérer la différenciation dont une civilisation est capable. Le vieil imam est bien plus religieux que ceux qu'il combat mais il est surtout plus articulé. S'il est lui aussi dans la main de Dieu, il ne la confond pas avec la sienne. C'est toute la différence. Le djihâd, explique-t-il à l'un des fanatiques, c'est sur lui qu'il le fait et cela ne lui apporte aucune certitude. Au contraire, ça le fait trembler. Comme l'a montré Eric Voegelin, la modernité commence pour de bon quand la religion perd son incertitude et devient la réalisation sur terre de ce qui doit rester dans l’au-delà. Le modernisateur devient certain de pouvoir achever les fins de la religion par la politique. Et plus tard, comme le montre encore Voegelin, on oubliera tout à fait la religion ; il ne restera que le droit de faire de la politique — de gauche comme de droite — au nom d'une certitude absolue empruntée à tort au sentiment religieux. D'où notre stupéfaction de voir revenir le religieux dans l'assassinat politique. En fait, il ne l’avait pas quitté ; les anti-religieux modernisateurs ou révolutionnaires sont religieux de part en part puisqu'ils connaissent le sens de l'histoire et par quels violents arrachements il faut y mener les rétifs ou les infidèles. Le vieil imam de Timbuktu insiste en dodelinant de la tête que Dieu peut être le sait, mais pas lui ; et qu'il ne veut donc pas risquer de commettre le crime juridique, le péché religieux, la faute politique, de confondre les deux. Au fond, sa leçon revient à découvrir comment extirper le religieux de la politique, mais c'est une question, ou plutôt un devoir d'examen de conscience, qui s'adresse à tous, révolutionnaires, modernisateurs, aussi bien que djihadistes bien de chez nous. Il faut redifférencier les sources d'autorité ; ce qui revient probablement à attendre moins de la politique. Contre le nihilisme, étrangement, il faut apprendre à dire « non ». Non, la politique ne peut pas faire le paradis sur terre. Non, ce n’est pas à l'État de procurer une identité protectrice. Non, la religion n'est pas là pour apporter des certitudes. Non, il n'y a pas un front de modernisation. Non, il n'y a pas de sens de l'histoire. Déceptions nécessaires pour redonner du sens au mot civilisation, un simple modus vivendi. Ce n’est pas assez ? En voulant plus, on a toujours fait pire. Ce que l'imam ne dit pas, c'est à quel point ces décharges de violence sont inintéressantes. Au chagrin de pleurer les morts, s'ajoute le désespoir de voir des actions survenir tellement à contretemps. Car enfin, quand les djihadistes nous menacent de l'apocalypse, ils ne semblent pas s'apercevoir qu'une autre apocalypse nous menace pour laquelle, pas plus que leurs prédécesseurs, ils n'ont le plus petit début de réponse. S'il faut défiler en masse ce devrait être aussi pour affronter la mutation écologique dont tous les modernisateurs sont cette fois directement responsables. Avons-nous pour cela une civilisation assez articulée — au sens du vieil imam ? »



Paru dans Le Monde



lundi 8 août 2016

Méditations personnelles


Lundi 8 août 2016


Questionnement sur une comparaison








   Peut-on comparer le courant pacifiste à tout prix des années 30 avec l’injonction au vivre-ensemble qui fleurit dans la bouche des politiciens et nombre de médias aujourd’hui, suite à la succession d’attentats terroristes islamistes en France, Belgique et Allemagne ?[1]

Celle qui l’affirme s’appuie sur une citation de Raymond Aron qui interroge le pacifisme au lendemain des élections législatives allemandes de juillet 1932,  qui voient le parti nazi devenir le premier parti du pays, en ces termes : "Une conception de ce type { qui affirme que les responsabilités entre états belligérants sont toujours partagées } suppose que les États aux prises soient de même type, que leurs responsabilités dans l'explosion  soient sinon égales, du moins comparables, enfin elle suppose que les conflits ne soient jamais inévitables et n'aient jamais un enjeu historique qui enjoigne à l'homme de pensée une prise de position nette pour un des camps. »

   On ne peut que donner raison à l’historien Aron car si le pacifisme franco-allemand au lendemain du Traité de Versailles se justifiait entièrement (et pour une part ce courant influencera la construction européenne après les horreurs phénoménales de la Seconde Guerre Mondiale), il s’aveugle devant la menace que représente le parti nazi qui emporte les élections en 1932 et qui positionne de façon incontournable Adolf Hitler comme futur chancelier. Il est évident que ce pacifisme à tout prix mais aussi les traumas récents de la Première Guerre Mondiale ont conduit les représentants britannique (Chamberlain) et français (Daladier) aux accords catastrophiques de Munich (1938).

   Mais cette réflexion de l’historien Aron sur le courant pacifiste des années 30 qui voient gagner le nationalisme nazi, peut-elle s’appliquer sans réserve à l’injonction actuelle de nombreux politiques et médias français, belges ou allemands à ne pas succomber aux amalgames entre musulmans et islamistes et qui enjoignent au bien vivre ensemble ?

 Voilà ce qui me pose question, vraiment question. Et d’abord, par le biais de la réflexion de Raymond Aron, de mettre ainsi en parallèles Munich 1938 et la résistance de personnalités politiques et journalistiques à la logique infernale que nous impose Daesh et tous les mouvements islamistes fascistes mondiaux sur nos propres territoires européens.
 Car s’il peut être effectivement utile de méditer la réflexion d’Aron pour notre aujourd’hui, c’est vis-à-vis des responsables de l’islamo-fascisme qu’elle doit s’appliquer. Or nous sommes, ce me semble, entrés militairement en guerre effective contre lui au Moyen Orient, et policièrement dans nos pays.

 J’ai ressenti un très désagréable sentiment en lisant cette note, et il ne s’est qu’amplifié en lisant ses commentaires élogieux. Je rejette par avance toute construction interprétative qui s’imaginerait que de façon a priori je chercherais à m’opposer par principe au duo qui tient ce blog et avec les publications duquel je me suis auparavant déjà effectivement opposée avant d’être devenue persona non grata, car je partage avec ses auteurs, la nécessité toujours actuelle du combat  contre l’antisémitisme, et qui, j’insiste, trouve un nouveau souffle en Europe avec la judéophobie arabe et l’extrême-gauche antisioniste.
 Sentiment de grand malaise car mettre sur le même pied Munich 1938 et la volonté d’hommes et de femmes de résister en prônant le vivre ensemble, c’est implicitement considérer que nous devrions entrer en guerre civile. Ce qu’espère le pseudo état islamique  et qu’il applaudirait à coups de salves guerrières de kalachnikovs au Moyen Orient.


   Nous sommes tous surpris par la rapidité et les modes par lesquels des pseudos musulmans de chez nous, jeunes pour la plupart, se radicalisent et basculent dans la plus inouïe des violences. Et la sans doute inévitable médiatisation des actes terroristes commis en entraîne d’autres, par effet de mode et de mimétisme. A Nice, à Charleroi hier, on apprend  que les assassins se sont « islamisés » à la vitesse V’, sans doute d’abord par internet. Comment combattre un tel phénomène totalement inédit ? C’est extrêmement compliqué. Il faut en tout cas octroyer aux services de sécurité de nos pays tous les moyens indispensables afin qu’ils puissent mener la chasse à ce nouveau terrorisme islamo-fasciste.
 Il faut développer la surveillance de certaines mosquées, et urgemment les fonds investis par certains états comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar sur ce terrain. Il faudrait donc surtout et avant tout que nos pays aient une position claire et courageuse vis-à-vis de pays pétroliers du Golfe et rompent tout commerce avec eux tant que leur position vis-à-vis de l’islamo-fascisme reste ambiguë. Pareil à l’égard du quasi sultan Erdogan en Turquie. L’argent n’a pas d’odeur ? Que oui ! Et bel et bien celui du sang quand il se compromet avec une idéologie mondiale fascisante. Mais quel gouvernement démocratique se battant en vain contre le taux de chômage inéluctable en son pays s’honore-t-il d’un tel courage politique ?  Je crois, aucun. Et s’il y a à user encore de la formule fétiche et usée de Munich 1938, ce serait d’abord contre nos états qui, au nom de l’ultra libéralisme, pactisent encore et toujours avec des états voyous.


   Il faut enfin sortir de notre sorte de paresse vis-à-vis de la religion de l’islam et qui nous maintient dans une indifférenciation de ses courants. On traiterait n’importe quel écrivant de chez nous d’analphabète s’il confondait dans le christianisme, et surtout en référence au long temps des guerres dites de religion, le culte catholique, orthodoxe, protestant, et dans celui-ci, les obédiences luthérienne, calviniste ou anglicane.
  
  Et c’est en effet regrettable que la maire de la ville de Denain, Anne-Lise Dufour-Tonini, défile dans la rue, main dans la main, avec  un Hassan Iquioussen, membre de la confrérie des Frères Musulmans et qui tient pour sa communauté des propos inacceptables en démocratie. Il nous faut des connaissances beaucoup plus pointues pour différencier les idéologies islamistes totalitaires de la simple croyance de la grande majorité de nos concitoyens musulmans.


 C’est certain aussi que nous devons lutter pour le maintien d’un état neutre et laïc, demeurer vigilants afin que tous ses agents en fonction le garantissent tel quel et cela sans la moindre compromission. C’est certain sans doute aussi que dans les années à venir, la chose publique devrait à nouveau devenir comme il se devrait incessamment en démocratie, l’affaire de tous ses citoyens.

   J’en termine avec ma méditation du jour. Les temps sont d’une infinie complexité et d’une nouveauté tragique radicalement inédite. Du passé en effet nous devons tirer les leçons, autant celui d’un pacifisme aveuglé dans les lugubres années 30 qui nous aura par exemple entraînés aux désastreux accords de Munich et qui doivent nous garder vigilants vis-à-vis de la paix à tout prix, que celui du populisme, du nationalisme xénophobe et de la monstration d’un unique bouc émissaire proposé  à la vindicte d’un peuple en souffrance.



P.S. Mon texte n’est qu’un essai de réflexion. Je ne pense aucunement que je puisse avoir raison dans tout ce que j’avance. Je tente seulement de réfléchir au mieux, seulement avec les moyens qui sont les miens dans une époque extrêmement, profondément troublée, et qui ne peut se satisfaire de comparaisons avec notre passé (européen).