Un article qui me donne à penser
Deux leçons d’un vieil imam
Par Bruno Latour, philosophe et anthropologue
janvier 2015
« Les artistes donnent parfois d'avance
la clef de l'actualité. Je ne fais pas allusion au roman de qui vous savez,
mais au film Timbuktu d'Abderrahmane Sissako. On y voit un imam local s'opposer
aux djihadistes d'importation. Islam contre islam ? Non, un très vieil islam
confronté à des étrangers incapables de comprendre l'histoire et les mœurs du
pays sur lequel ils mettent la main, pour le libérer par la violence, en
l'exploitant. Si cela vous rappelle quelque chose, c'est que les djihadistes
agissent contre la cité vénérable exactement comme les colonisateurs de jadis.
Au nom de l'autorité indiscutable des modernisateurs : « Il faut changer votre
vie, radicalement, et tout de suite ». Pauvres habitants, moulinés par la
colonisation et remoulinés par les djihadistes. Avec deux différences, il est
vrai capitales. Ce que les colonisateurs détruisaient, c'était au nom d’un
futur — totalement imaginaire — alors que les terroristes actuels le font pour
revenir à un passé — lui aussi totalement utopique. Mais surtout, il y avait
encore parmi les modernisateurs de jadis des conflits entre les différentes
instances ; missionnaires, administrateurs, militaires, aventuriers et
exploiteurs se disputaient copieusement. Les djihadistes qui occupent Timbuktu
ont unifié en une seule certitude absolue ce que demande le droit, le pouvoir,
Dieu, et le profit. Pour eux le jugement et l'exécution sont dans la même main
: celle de Dieu, à savoir la leur. Les efforts du vieil imam pour différencier
les sources d'autorité échouent parce que les djihadistes les ont toutes
télescopées en un seul fléau qu'ils manient sans trembler. Ne leur parlez pas
de pluralisme. Ils savent, ils décident, et ils tuent. Tout en un. L’imam
permet de tirer deux leçons sur les événements récents. Contre ce genre
d'assassins, impossible d'en appeler à une « guerre de civilisation » : c'est
notre civilisation, ce sont nos enfants, ils nous appartiennent ; ils sont
habités par nos rêves de transformations radicales poussées à bout, amputées et
inversées. Il faut s'y faire : les tueurs sont de « bons Français ». Oui, c'est
une plaie, mais elle ne nous est pas étrangère. Ceux qui défilent avec raison
contre les crimes des assassins n’ont-ils jamais célébré les « sacrifices
indiscutables » auxquels il faut tous nous soumettre au nom de « l’inévitable
modernisation », au besoin par la violence ? Si nous leur faisons la guerre,
alors c'est à nous qu'il faut la faire : d'où vient ce rêve depuis longtemps
tourné en cauchemar ? De cette même source qui n'est toujours pas tarie :
certains possèderaient un savoir si absolu qu'ils pourraient l'imposer sans
avoir à prendre en compte les inévitables ralentissements du droit, de la
politique, des mœurs, de la culture et du simple bon sens. Certains s'arrogent
le droit au nom de l'utopie d'un paradis sur terre de créer l'enfer pour ceux
qui doutent ou n'obéissent pas assez vite. On ne pourra pas lutter contre les
nouveaux criminels tant qu'on ne comprend pas que, derrière leur archaïsme de
façade, ce sont avant tout des modernisateurs forcenés. On objectera qu'on ne
doit pas comparer l'idéal de modernisation toujours renaissant avec ces
militants archaïques et sanguinaires puisqu'ils agissent au nom de Dieu et que
la religion, les modernisateurs le savent, c'est une affaire terminée. Oui, la
religion joue un rôle. Il est possible que l'idée d'un Dieu unique pousse à
télescoper toutes les sources d'autorité — c'est aux spécialistes de le dire.
Pourtant, plus que la quantité de religion, ce serait plus utile de considérer
la différenciation dont une civilisation est capable. Le vieil imam est bien
plus religieux que ceux qu'il combat mais il est surtout plus articulé. S'il
est lui aussi dans la main de Dieu, il ne la confond pas avec la sienne. C'est
toute la différence. Le djihâd, explique-t-il à l'un des fanatiques, c'est sur
lui qu'il le fait et cela ne lui apporte aucune certitude. Au contraire, ça le
fait trembler. Comme l'a montré Eric Voegelin, la modernité commence pour de
bon quand la religion perd son incertitude et devient la réalisation sur terre
de ce qui doit rester dans l’au-delà. Le modernisateur devient certain de
pouvoir achever les fins de la religion par la politique. Et plus tard, comme
le montre encore Voegelin, on oubliera tout à fait la religion ; il ne restera
que le droit de faire de la politique — de gauche comme de droite — au nom
d'une certitude absolue empruntée à tort au sentiment religieux. D'où notre
stupéfaction de voir revenir le religieux dans l'assassinat politique. En fait,
il ne l’avait pas quitté ; les anti-religieux modernisateurs ou
révolutionnaires sont religieux de part en part puisqu'ils connaissent le sens
de l'histoire et par quels violents arrachements il faut y mener les rétifs ou
les infidèles. Le vieil imam de Timbuktu insiste en dodelinant de la tête que
Dieu peut être le sait, mais pas lui ; et qu'il ne veut donc pas risquer de
commettre le crime juridique, le péché religieux, la faute politique, de
confondre les deux. Au fond, sa leçon revient à découvrir comment extirper le
religieux de la politique, mais c'est une question, ou plutôt un devoir
d'examen de conscience, qui s'adresse à tous, révolutionnaires, modernisateurs,
aussi bien que djihadistes bien de chez nous. Il faut redifférencier les sources
d'autorité ; ce qui revient probablement à attendre moins de la politique.
Contre le nihilisme, étrangement, il faut apprendre à dire « non ». Non, la
politique ne peut pas faire le paradis sur terre. Non, ce n’est pas à l'État de
procurer une identité protectrice. Non, la religion n'est pas là pour apporter
des certitudes. Non, il n'y a pas un front de modernisation. Non, il n'y a pas
de sens de l'histoire. Déceptions nécessaires pour redonner du sens au mot
civilisation, un simple modus vivendi. Ce n’est pas assez ? En voulant plus, on
a toujours fait pire. Ce que l'imam ne dit pas, c'est à quel point ces
décharges de violence sont inintéressantes. Au chagrin de pleurer les morts,
s'ajoute le désespoir de voir des actions survenir tellement à contretemps. Car
enfin, quand les djihadistes nous menacent de l'apocalypse, ils ne semblent pas
s'apercevoir qu'une autre apocalypse nous menace pour laquelle, pas plus que
leurs prédécesseurs, ils n'ont le plus petit début de réponse. S'il faut
défiler en masse ce devrait être aussi pour affronter la mutation écologique
dont tous les modernisateurs sont cette fois directement responsables. Avons-nous
pour cela une civilisation assez articulée — au sens du vieil imam ? »
Paru dans Le Monde
Bonjour Plumeplume. A chacun son opinion, je ne partage absolument pas celle exprimée dans l'article. Même en Afrique, c'est bien une guerre de civilisations, puisque Boko Haram signifie la "civilisation occidentale est un péché". Ce sont la neutralité de l'état, le pluralisme dans la société, la parité, la liberté, qui sont visés.
RépondreSupprimerDans nos pays, ce ne sont pas des "bons Français" (ou autres) qui sèment la terreur et la mort, mais des rebelles contre notre civilisation/culture et nos peuples. Pas forcément avec une visée religieuse ou politique, parfois par vengeance destructrice, manipulée ou juste récupérée par "la cause".
On peut faire tel ou tel rapprochement avec d'autres conquérants du passé, sauf que l'article semble présenter cela comme un juste retour de balancier du colonialisme. Mais les comparaisons les plus récentes seraient plutôt les Khmers rouges ou les nazis (se soumettre ou périr).
Nolats,
RépondreSupprimerBen alors, nous n'avons pas lu le même article.
C'est pas grave !