Alep, ville martyr
Le point de vue d’un homme de gauche
Devoir
d’indignation
Devrait-elle, cette gauche, se taire quand l’assassin
n’est plus George W. Bush mais Vladimir Poutine ?
PAR DENIS
SIEFFERT
PUBLIÉ LE 28 SEPTEMBRE 2016
Revue Politis

« À l’heure où les bombes s’abattent sur
Alep, notre indignation peut-elle encore servir à quelque chose ? Nos
concitoyens sont à ce point saturés d’images dramatiques qu’il est devenu
impossible de mobiliser les consciences. Leur réaction n’est certainement pas
d’indifférence, mais d’incompréhension et de désarroi. Pourtant, oui, nous
avons le devoir de parler, d’écrire et peut-être de hurler devant le massacre
commis par l’infernal tandem Assad-Poutine. Nos protestations n’arrêteront
évidemment pas le bras du crime, mais elles peuvent au moins nous permettre de
régler un vieux compte avec une vision du monde qui devrait définitivement
appartenir au passé. Un compte avec ces restes de pensée binaire et ces
résurgences d’esprit de système qui, parfois encore, nous aveuglent. Il
faudrait être avec Poutine pour être parfaitement anti-américain. Il faudrait
condamner les déclarations de François Hollande à l’ONU parce que c’est
François Hollande. Il faudrait excuser ce qui se passe en ce moment à Alep au
nom de l’histoire longue du colonialisme et de la longue histoire des crimes
occidentaux. Il faudrait trouver mille raisons pour justifier l’intervention
russe, au mépris de l’évidence.
Mais qui est ce « nous », muet ou embarrassé,
dont je parle ? C’est la gauche critique. Celle de Mélenchon et du PCF,
notamment [1]. La gauche anti-guerre, celle qui a condamné l’invasion
américaine en Irak, en 2003, cette monstruosité qui a inauguré un cycle de
violences sans fin. Cette gauche qui dénonce si justement le commerce des
armes, et stigmatise les liens coupables de la France avec l’Arabie saoudite.
Cette gauche qui n’oublie jamais le conflit israélo-palestinien, énorme et
originel contentieux entre les puissances occidentales et le monde
arabo-musulman.
Devrait-elle, cette gauche, se taire quand l’assassin n’est plus George W. Bush mais Vladimir
Poutine ? J’entends bien que la Russie a été humiliée, et comme sortie de
l’histoire après l’effondrement de l’URSS. J’entends bien qu’elle se sent
menacée à ses frontières par les installations de l’Otan. Je conçois qu’elle
veuille sauver ses bases syriennes sur la Méditerranée. Mais rien ne justifie
le massacre d’Alep, et notre silence complice. La pluie de bombes larguées au
cours du week-end dernier sur la grande ville du nord a fait au moins deux
cents morts. Selon l’ONG Save the children, beaucoup sont des enfants, comme
près de la moitié des blessés hospitalisés. Suprême raffinement, l’aviation
russe utilise des bombes à sous-munitions et un nouveau type de projectiles qui
permettent de détruire un immeuble entier en un seul impact, et de pénétrer
jusqu’au fond des abris souterrains où les familles trouvent refuge. Les
convois sanitaires sont systématiquement ciblés, comme les hôpitaux. On
retrouve à Alep la tactique du carpet
bombing, dont Vladimir Poutine avait usé en Tchétchénie. Au cours
de l’hiver 1999-2000, les bombardements russes avaient ainsi causé la mort de
près de 200 000 Tchétchènes. Et Grozny était devenue la ville au monde la plus
détruite depuis la Seconde Guerre mondiale. Va-t-on devoir inscrire Alep dans
cette funeste lignée ? La violence extrême de la Russie rejoint celle de la
famille Assad. Tuer « un million de martyrs » s’il le faut pour garder le pouvoir,
avait prévenu un jour Rifa’at, l’oncle de Bachar. Au nom de l’asabiyya, la préservation du clan…
La guerre contre le terrorisme n’est évidemment dans tout cela qu’un très médiocre alibi.
Rappelons qu’il y a, en quelque sorte, deux conflits distincts en Syrie. L’un à
l’est du pays, mené par la coalition contre Daech. L’autre, à trois cents
kilomètres de là, dans ce qu’on appelle la « Syrie utile », celle des grandes
villes de l’ouest : Alep, Idlib, Homs, Hama, Damas, Deraa. C’est là que
l’insurrection est née et s’est développée à partir de mars 2011. C’est cette
Syrie, et cette insurrection, qui est frappée par la Russie et le régime. Ce
sont majoritairement les habitants de ces régions qui fuient le pays.
L’amalgame entre les deux guerres est au cœur du mensonge poutinien. Ce n’est
pas Daech qui est visé à Alep, pour la bonne raison que cette organisation n’y
est pas, repoussée qu’elle a été par les rebelles.
Si beaucoup est mensonge dans le discours russe et celui de Bachar Al-Assad, tout
ne l’est pas. Au sein de l’insurrection, il est vrai que les jihadistes du
Front Al-Nosra, rebaptisé récemment Fateh Al-Cham (Front de la conquête du
Cham), ont pris au fil des années de plus en plus d’importance. Ce mouvement,
dont les dirigeants ont été complaisamment sortis de prison par Bachar Al-Assad
en septembre 2011, s’est renforcé à mesure que le régime durcissait la
répression. Il a participé de la militarisation de la guerre civile, servi
d’alibi à Damas pour attaquer l’insurrection et massacrer des centaines de
milliers de civils. Mais il n’est pas vrai que la rébellion a disparu. Il n’est
pas vrai qu’il n’y a pas d’interlocuteurs non jihadistes qui puissent
s’inscrire dans une perspective de règlement politique. Il est surtout erroné
de croire encore que Bachar Al-Assad est celui qui fait barrage aux jihadistes.
Il est, depuis 2011, celui qui les renforce. »
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[1] Le PCF a cependant publié lundi un
communiqué demandant « un cessez-le-feu immédiat ».